L’héritage éternel de Judith Leiber

Les pochettes emblématiques de Leiber – couvertes de plus de 10 000 cristaux européens et sculptées en formes surprenantes de pingouins et d’ananas aux ballons de basket et patins à roulettes – sont l’antithèse du luxe tranquille. Bien que leur impact visuel soit énorme, ouvrez-les et vous verrez que tout est soigné, des coutures aux ferrures. « Je savais dès le début ce que j’allais faire : j’allais faire de mon mieux », Judith Leiber a-t-elle déjà dit, reconnaissant que chacun de ses designs fait appel à des matériaux et des cuirs de première qualité. Les sacs ont continué de se tailler une place dans la culture populaire grâce à des caméos dans Sex and the City et à des collaborations avec des maisons et artistes de mode, tout en gagnant l’affection d’innombrables fans célèbres dont Rihanna, Blake Lively, Jennifer Lopez et Beyoncé (qui tenait une pochette « black panther » exclusive aux Grammys). 

L’ascension de la designer vers le statut de marque de luxe chouchou des Américains n’a pas été facile, ni professionnellement ni personnellement. Le père de Judith lui suggère d’explorer le design des sacs à main, remarquant son intérêt pour ceux qu’il rapporte à sa femme de ses voyages d’affaires. Marginale dans une industrie dominée par les hommes, Leiber apprend le métier chez un fabricant judéo-hongrois de sacs à main, où elle reste jusqu’à ce que la guerre frappe à sa porte. Survivants de l’Holocauste, Leiber et sa famille sont forcés de vivre dans un ghetto durant l’occupation nazie de la Hongrie. Après la libération de Budapest, Leiber (alors Judith Peto) rencontre son mari, Gerson Leiber, un soldat américain. Elle fabrique alors des sacs et les vend aux Américains pour gagner sa vie et ils engagent la conversation. Après leur mariage, ils déménagent aux États-Unis, où Gerson devient un peintre et sculpteur réputé, et où Leiber travaille pour différents fabricants de sacs à main avant de lancer sa propre entreprise. Après 30 ans d’activité, elle vend en 1993 et prend sa retraite plusieurs années plus tard. Elle décède en 2018, à 97 ans. 

Directrice de la création depuis 2017, Dee Hilfiger continue de donner vie à la vision de Judith Leiber. Elle-même aux avants-postes de la mode (étant la femme de Tommy Hilfiger), elle est attirée par les sacs Leiber bien avant de se joindre à cette entreprise. « Ils accrochent l’œil par leur grande beauté », dit-elle dans une entrevue Zoom depuis sa maison. « Et je tiens à défendre la tradition emblématique de sa marque. » Elle n’a pas eu l’occasion de rencontrer la designer avant son décès, mais son amie et ex-collaboratrice de Leiber, Iris Apfel, l’ai aidée à comprendre sa carrière et sa vie. « C’était une femme très talentueuse, forte et inspirante », dit Hilfiger.  

Avec sa propre ligne éponyme de sacs et de chaussures, Hilfiger sait ce que comporte la confection d’objets de luxe. Pourtant, elle est surprise d’apprendre comment un sac Judith Leiber est fabriqué. « Ce sont de véritables Hermès du soir », dit-elle du savoir-faire digne des sacs Birkin qu’exigent les pochettes Leiber, dont certaines naissent en modèles de cire sculptés avant d’être reproduites en métal, plaquées or et habillées de cristaux ou de perles. « C’est ce qui en fait des objets de collection », dit Hilfiger, dont la grande amie Kris Jenner est une collectionneuse. « Elle a des sacs des années 80, et même avant. »  

À son entrée chez Judith Leiber, Hilfiger a pour tâche de connecter la marque avec une jeune génération qui a grandi avec Internet et veut des sacs qui peuvent contenir leur iPhone. Sa première collection est un clin d’œil aux voyages dans l’espace, au pop art et à la restauration rapide – dont le populaire sac de frites, l’un de ses préférés à ce jour – avec le sac rétro en forme de cellulaire-brique devenu viral. Une autre de ses fiertés : la collaboration de la marque avec la famille royale des réseaux sociaux, les Kardashian-Jenners. Avec Kris, chacune a créé son propre design pour la collection des fêtes 2022 qui comprenait un plateau de sushis (Kourtney), un visage d’extra-terrestre (Kim) et un éclair (Kylie).  

Leiber se considérait comme une artisane plutôt que comme une artiste (elle pouvait fabriquer un sac dans sa totalité –  une compétence rare), mais nombreux sont ceux du monde des arts et de la mode qui voient les choses autrement. Ses œuvres sont exposées dans des établissements comme le Smithsonian et le Victoria and Albert Museum. Harold Koda, ex-commissaire de l’Institut du costume du Metropolitan Museum of Art, où les sacs de Leiber sont également présentés, affirme que son travail lui rappelle Salvador Dalí et ses poudriers « cadran de téléphone ». « Ce qu’elle a fait était avant-gardiste », dit Koda au The New York Times dans un profil de Leiber peu avant sa mort. « Elle a su faire parler les sacs et les pochettes. Ce concept les a rendus amusants ou surréalistes, parfois les deux. »  

Comme les histoires qu’elle évoque par son travail, certains comparent la vie de Judith Leiber à un conte de fées. Cette idée s’incarne dans l’un de ses designs en particulier : un sac en argent en forme de citrouille-carosse que Zendaya portait au Met Gala du Met pour compléter sa robe inspirée de Cendrillon. Pour Leiber, l’horloge n’a jamais sonné minuit, car ses étonnants sacs à main lui survivent.